Créée en 1949, la Revue forestière française est essentielle dans le paysage éditorial français en permettant des publications en langue française à la fois scientifique, académique et technique à portée nationale et internationale sur tous les thèmes liés à la forêt et aux milieux naturels peu anthropisés.
De nombreux spécialistes connus et reconnus ont été interviewés dans ce numéro en libre accès consacré à la libre évolution des forêts.
S’il est difficile de mettre en avant des auteurs plutôt que d’autres dans cette série d’articles instructifs et passionnants, nous avons été particulièrement touchés et intéressés par :
Connaître les forêts anciennes et matures : comment ? Pourquoi ? co-rédigé par N. Gouix et J.-M. Savoie du Groupe d’Etudes des Vieilles Forêts Pyrénéennes (GEVFP). Tout savoir sur les inventaires de vieilles forêts pyrénéennes, et l’avancement des inventaires des vieilles forêts en France métropolitaine.
Le retour du sauvage – Une question de nature et de temps, échange entre Virginie Maris et Rémi Beau.
« Que voit-on dans une forêt en libre évolution que l’on ne voit pas ailleurs ? », trois regards complémentaires entre Joseph Garrigue, conservateur de la RNN de la Massane, Laurent Larrieu, chercheur spécialiste des vieilles forêts européennes et des dendro microhabitats, Bernard Boisson, philosophe et écrivain dont la réflexion profonde permet un débat intérieur sur la relation de l’homme à la forêt et à la société actuelle.
Nous nous permettons de mettre en ligne ci-dessous, le regard de Joseph Garrigue avec lequel nous sommes particulièrement en phase.
Vous souhaitant de bonnes lectures !!
LE REGARD DE JOSEPH GARRIGUE : CHRONIQUE D’UNE OBSERVATION NATURALISTE SENSIBLE
Que trouve-t-on dans des forêts non exploitées que l’on ne trouve pas ailleurs ? Tout est question de regard et de temps. Après plus d’un quart de siècle passé à étudier et observer dans la forêt de la Massane2(2), prédomine la perception que nous, humains, nous ne sommes pas grand-chose face au temps de la forêt, temps qui se donne présentement à voir sur un espace pourtant réduit… Dans une forêt en libre évolution, non exploitée, tout est là, de la naissance à la mort, le cycle de la forêt dans toutes ses composantes, une sensation de temps suspendu, comme si la vie exposait tout ce qu’elle est … un grand tableau à l’échelle des arbres, où se côtoient du milieu le plus ouvert au plus fermé, de la clairière à la voûte impressionnante que forment les plus grands, quand la forêt prend toute sa hauteur et le ciel n’est que canopée. Partout, un amoncellement de bois mort plus ou moins décomposé, et si le tout paraît immuable, immortel, la présence de nombreux vieux arbres, marqués par le temps, rappelle que tout être vivant est mortel.
Des années à étudier auprès de spécialistes de tout ce qui vit, et presque toujours le même constat : dans un premier temps, on ne voit rien car on ne sait pas voir. La biodiversité n’est souvent perceptible que pour celui dont c’est la spécialité, d’où l’importance du regard. Dans nos forêts européennes, il ne faut pas s’attendre à ce qu’à chaque pas s’envole une nuée de papillons et décampent des hordes d’animaux sauvages… Non, pas grand-chose de ce type, juste une structure forestière qui devient impressionnante du fait que nous ne la voyons plus dans nos forêts exploitées et que nous n’arrivons même plus à l’imaginer. Ce sentiment du caractère insolite d’une forêt depuis longtemps en libre évolution est souvent renforcé par l’absence de transition : on entre le plus souvent soudainement dans un espace différent, comme on passe un seuil, comme on entre dans un monument défini au premier abord par son architecture, ses piliers d’église, sa voûte, ses jardins fleuris, …
On y observe rarement la pullulation d’insectes ; chacun d’entre eux semble à sa place, dans sa niche écologique souvent hyperspécialisée, la plupart du temps dans son habitat optimum. On ne compte plus les protocoles élaborés pour les suivis forestiers, inspirés pour la plupart de ce qui se fait dans des forêts fortement marquées par l’exploitation forestière, qui se sont trouvés impossibles à réaliser au regard du nombre de paramètres à noter dans une forêt non exploitée. Un étudiant venu à la Massane caractériser les cavités occupées par les oiseaux, avec son endoscope, habitué à trouver directement les oiseaux dans la première cavité observée en forêt exploitée où cet habitat est si rare, et décidé à appliquer son protocole aux multiples caractères (nombre de cavités à l’hectare, hauteur, diamètre, branche, tronc, exposition…) dut renoncer au bout du deuxième arbre de cette forêt non exploitée, pour cause de surabondance de cet habitat dans une forêt non exploitée. Pourtant, l’intérêt d’une telle étude était évident au vu de l’abondance de cavités, afin de pouvoir caractériser l’habitat optimum pour chaque espèce cavicole. Mais cela demandait de disposer de beaucoup de temps.
Dans de telles forêts, il faut beaucoup de temps pour réaliser les inventaires, pour approcher de quoi est constitué l’écosystème forestier… Il faut souvent des années pour répertorier une espèce que l’on ne reverra peut-être la prochaine fois que dans plusieurs dizaines d’années, tout en sachant pourtant qu’elle est bien là, quelque part, souvent à l’état larvaire ou de formes de résistance, attendant le moment propice pour que l’adulte prenne son envol et qu’on le remarque. Il en va ainsi de nombreux insectes dont les adultes ne sont là que le temps de la reproduction, de quelques jours à quelques heures parfois. Il faut être là au bon moment : c’est peut-être une des caractéristiques de ces forêts non exploitées, que le côté fugace des rencontres. Un syrphe3(3) très rare qui au midi, en pleine chaleur, vient prendre quelques gouttes d’eau dans le torrent, et que vous ne reverrez plus jamais de votre vie. À la croisée d’un chemin, au lever ou au coucher du soleil, la surprise d’une rencontre, yeux dans les yeux avec le petit prédateur, renard ou chat forestier. Dans les forêts plus vastes, le marquage du cervidé, la crotte du loup ou la griffe de l’ours sur l’arbre.
On constate toujours une certaine appréhension du spécialiste face à la rareté des rencontres, le conduisant à se dire que finalement l’endroit n’est peut-être pas si favorable que cela au groupe d’espèces qu’il étudie. Et pourtant, petit à petit, la liste se remplit au fil des jours, nécessitant patience et perspicacité pour bien explorer chaque microhabitat. En fait, à y regarder en détail, il existe des milliers d’habitats dans une forêt non exploitée depuis longtemps, là sous une pierre dans les racines enchevêtrées, tout là-haut à la fourche des grands hêtres, une petite cuvette d’eau. Et chacun de ces habitats abrite son cortège d’espèces caractéristiques, avec pour chaque espèce, ses commensaux, ses inquilins4(4), ses prédateurs, ses parasites, ses hyperparasites, jusqu’à 6 à 7 échelons, et parfois plus pour une seule espèce. C’est la richesse des microhabitats et de leurs espèces associées qui rendent le mieux compte de la complexité de cet écosystème forestier où tout est régulé, où tout le monde semble s’observer pour le meilleur comme pour le pire pour le partage des ressources, où chaque niche se subdivise à l’infini, ici la répartition des galles de Mikiola fagi et Hartigiola annulipes sur la feuille de Hêtre, là la répartition des champignons en fonction de l’humidité et de l’exposition à la lumière de la branchette du Chêne.
Au total plus de 8 000 espèces (animales, végétales, champignons, …) ont été répertoriées à ce jour sur seulement 336 ha dans la petite hêtraie de la forêt de la Massane, et encore, sans avoir abordés les bactéries ou les virus, ou des groupes très diversifiés comme les nématodes, ou partiellement explorés les champignons. Mais pour cela, il a fallu plus d’un siècle d’investigations, de successions de spécialistes, de compilation des découvertes, de descriptions d’espèces. Le temps de la connaissance de la biodiversité d’une forêt non exploitée, en libre évolution, n’est pas celui d’un homme, mais le plus souvent l’histoire d’une communauté de naturalistes, de scientifiques, qui se succèdent comme se succèdent les communautés d’organismes divers, champignons, bactéries, arthropodes, … pour venir à bout d’un grand hêtre, pour redistribuer au sol et finalement aux plus jeunes à qui il a cédé la place toute cette matière organique fixée au cours de ses quelques siècles de vie à trépas. Durant toute cette phase de décomposition, on trouve plus de 900 individus de micro-arthropodes en moyenne dans seulement 100 grammes de bois sec… un bois mort qui grouille de vie, mais dont seul le spécialiste décèle la richesse.
Alors, sur la base de ces inventaires, on analyse les résultats, on étudie la répartition des espèces inventoriées, leur biologie, on regarde les microhabitats dans lesquels elles vivent, on réfléchit à la fonctionnalité de l’écosystème, et peu à peu se dessine, par contraste, ce qu’on ne voit pas dans nos forêts exploitées et ce que l’on ne trouve plus que dans des forêts en libre évolution sur le long terme : une diversité des essences, le foisonnement des microhabitats, du bois mort dans tous ses états de décomposition, et des vieux arbres, beaucoup de vieux arbres si propices à la vie avec ces espèces qui ont besoin de temps, beaucoup de temps pour qu’enfin l’habitat leur soit favorable. On y voit également du gros bois, bien décomposé, ou très sec dont on a retiré tout ce qui était facilement exploitable par les autres organismes, dans des conditions telles que l’aridité de la ressource ne bénéficie qu’à un super spécialiste qui ne sera présent que si tout a été préservé dans le cycle de la vie de la forêt. On y trouve une quantité de terreau accumulée pendant plusieurs siècles au creux d’une grande cavité de tronc, propice à la survie d’espèces très exigeantes.
L’histoire de la forêt reste un facteur primordial : même en Europe, les forêts les plus riches restent les forêts anciennes, pour lesquelles, durant plusieurs siècles ou mieux millénaires, la continuité a été assurée, tant pour le couvert forestier que pour la ressource en vieux arbres et bois mort, où les espèces se sont côtoyées longuement, co-évoluées, et pris le temps de trouver leur place. La forêt de la Massane est considérée comme un refuge glaciaire, pour le Hêtre et aussi pour tous les organismes associés. Comme d’autres forêts du pourtour méditerranéen, c’est à partir de ces noyaux que le Hêtre notamment est reparti à la conquête du continent vers le Nord, il y a plus de 6 000 ans, exportant avec lui une bonne partie de la biodiversité tant génétique intrinsèque à cette essence, qu’associée à travers une partie des êtres vivants composant ces forêts, mais malheureusement pas ceux associés aux vieux arbres. Ancienneté, continuité, et naturalité liée à la libre évolution, sont les attributs essentiels d’une forêt riche et diversifiée. Malheureusement, peu de forêts en Europe conjuguent ces trois qualités et la Massane est un trop rare exemple de ce que devrait être des forêts non exploitées.
Des forêts à l’épreuve du temps long, très long, c’est peut-être ce qu’il faudrait retenir comme principale caractéristique d’une forêt non exploitée, en libre évolution depuis un temps immémorial. Pour nous, humains, savoir prendre le temps de les découvrir, ré-apprendre à regarder, à observer, à écouter, à sentir, à ressentir, à étudier, sont peut-être les conditions préalables exigeantes pour percevoir et bien comprendre ce qu’est une forêt non exploitée. Ces surfaces devenues si rares en Europe sont des lieux privilégiés, une source d’émerveillement devant l’ingéniosité de la nature à inventer les formes, les couleurs, les odeurs et les liens qui nous unissent, nous, êtres vivants sur cette planète. Le temps des hommes n’est pas celui des arbres et encore moins celui des forêts, l’homme est pressé, et on le comprend, mais ce n’est pas une raison pour s’en prendre aux arbres et à la forêt. Laissons-leur le temps d’exprimer tout leur potentiel, laissons de grande surface en libre évolution. Nous avons besoin de ce type de forêt, ne serait-ce que pour évaluer nos politiques forestières. Parfois, il me plaît à penser que toutes les hêtraies d’Europe sont des petites de la Massane et de ses sœurs méditerranéennes. Et qui sait, ces hêtraies mères du bassin méditerranéen sont peut-être des mécènes à qui nous n’avons pas encore donné le droit de donner pleinement, notamment face aux changements climatiques qui s’annoncent et qui pourraient bien offrir les solutions de demain à ses enfants partis vers le nord, encore faut-il qu’on les laisse devenir matures tranquillement en libre évolution pour qu’ils puissent pleinement en profiter.