Bernard Boisson est un auteur français majeur de l’éveil sensible à la nature et aux forêts sauvages. Son œuvre, poétique, photographique et littéraire, constitue une pierre fondamentale aux réflexions sociétales du XXIème siècle.
Il s’emploie à mettre en évidence des perceptions de nature peu ou pas intégrées par notre culture, et des endormissements qui guettent le citoyen conditionné à une nature de compensation.
Un éveil sensible, en résonance directe avec le regard que nous portons sur la vie, peut se manifester en nous au « seuil intérieur de toute forêt : celui où disparaît cette nature qui n’était encore qu’un environnement et où commence celle qui revêt la dimension de l’ailleurs. C’est lors de ce franchissement que très spontanément, nous venons à dire « oui ! C’est là ! »
1. Les forêts sauvages …. pourquoi un tel intérêt pour une nature incontrôlée, en apparence austère, alors qu’il semble plus agréable de se promener dans les bois ?
Me posez-vous la question que l’on vous pose ?
Le mot « bois » est imprécis, car je ne crois pas qu’un promeneur ait particulièrement envie de se promener dans des champs d’arbres, surtout quand on fait descendre considérablement l’âge des coupes. Je présume qu’il préférera plutôt une forêt-parc avec des vieux arbres, et que peu de gens connaissent en perceptions les forêts naturelles.
L’adjectif « incontrôlée » ne doit pas faire oublier la remarquable propension de la nature a s’autoréguler. Cette homéostasie n’a besoin en rien d’un contrôle humain. Les dynamiques d’autorégulation ne sont-elles pas plus captivantes à comprendre que les techniques de contrôle ? Quant à l’adjectif « austère », sans doute est-il prononcé en regard de la présence de bois mort dans une forêt naturelle.
Là, se présente pourtant le paradoxe : la sensation du Vivant nous apparaît d’autant plus tonique qu’apparaît du bois mort. La vie est flux, la mort est reflux. Le Vivant est comparable à un océan organique entier composé de vagues, de flux et de reflux. Dans une plantation d’arbres nous perdons cette perception dynamisante des cycles. Dès lors, la forêt nous apparaît semblable à un décor inerte.
Pour un être humain qui prend la forêt sauvage comme référent perceptuel, une plantation sylvicole lui apparaît vide, dévitalisée, fortement monotone. A l’inverse, en s’immergeant dans une forêt naturelle, il retrouvera la vérité première des principes de vie qui animent le monde. Dès lors que nous intégrons dans nos impressions, sensations, sentiments cette densité vitale et que nous la comprenons, nous n’avons plus guère envie par la suite de séparer notre désir de ressourcement, avec des lieux authentiques et complets dans leurs dynamiques de vie, entendre par là tout particulièrement les « forêts sauvages ».
2. Parlez nous de ce sentiment primordial qu’apparemment nous expérimentons si peu dans notre société, en quoi nous est il essentiel ?
Aucun mot ne contient ce sentiment. Que tout lecteur y veille, si je viens à en parler. Il ne pourra que « se faire une idée sur »… Le vivre est d’un autre ordre… Seul cela compte.
Parler du Primordial, c’est parler des dynamiques premières que nous retrouvons dans la nature, aussi bien dans une nature réellement primitive, que dans celle rendue au fil des siècles à son ensauvagement intégral. Même quand change la composition des espèces, nous retrouvons ces dynamiques premières à l’œuvre dans ces paysages, tels des fondamentaux. Les forêts sauvages sont le type de milieux naturels par excellence pour ce genre d’observations.
Parler du Primordial, c’est aussi en regard des dynamiques premières de la vie, apprécier tous ces sentiments si particuliers qui nous réaniment à leur contact, qui nous sortent de tous les conditionnements psychologiques de l’homme sur l’homme.
Tous ces conditionnements au fil de l’histoire de l’humanité nous ont décentré de notre reliance première à la nature. Dès lors que nous réintégrons ces sentiments qui nous libèrent, cela nous met dans l’énergie de réinventer une autre évolution nous émancipant de la forme actuelle de progrès. Cela tombe bien, car celui-ci ne sachant plus vivre ses mutations au-delà de lui-même, part en démence, en autocaricature, générant sous son avancée un lit croissant de crise.
Mais pour en revenir au « sentiment du Primordial » en forêt naturelle, il s’agit de la synthèse d’une multitude de sentiments typiques : Le sentiment d’intemporalité, le sentiment de l’ailleurs, le sentiment d’ambivalence, le sentiment de vacuité, le sentiment de l’indicible, le sentiment de l’anonyme, le sentiment de gratuité, le sentiment de « l’Originel », le sentiment océanique, la sensation de cycles, la sensation de tréfonds, la sensation de « silence »…
Cela ne peut pas se décrire en deux mots et il est encore moins souhaitable de vouloir s’en faire une opinion-minute. A défaut d’aller dans les lieux concernés, et de prendre vraiment le temps d’y vivre, mon livre Nature primordiale des forêts sauvages au secours de l’homme peut être un supplétif à la curiosité de celui ou celle qui lit ces lignes.
3. Si vous et moi sommes capables de sentir cette relation intime à la nature, chacun n’en a-t-il pas aussi la capacité ?
Dans l’absolu, certainement. Mais certains ont à revenir de beaucoup plus loin que d’autres. Après, tous les scénarios se croisent. Certains qui sont nés dans la ruralité profonde, ne voient que par le progrès et le confort au risque de détruire toute la poétique paysagère de leurs milieu natif. Des citadins en overdose d’artificialité fantasment à la première sortie dans un parc national. D’autres citadins ne sortiront pas du système de consommation. Certains ruraux se maintiennent discrètement dans des arts de vivre terriens…
Sur 25 ans, j’ai l’impression que l’effet de masse des gens coupés de la nature augmente. J’ai aussi l’impression que les intimistes de nature augmentent, mais restent dans la même dissolution par rapport à la masse, bien qu’échangeant plus, mûrissant certainement plus.
La conscience écologique ou naturaliste de la société me semble encore très somnambule. Je cherche incessamment le rédacteur en chef ou le producteur audiovisuel qui se sent insatisfait à faire de l’assistance au somnambulisme et qui porte une envie patente de réveil.
4. Dans de nombreux massifs, des forêts autochtones côtoient des plantations en ligne, principalement de conifères. Ces pratiques, en expansion, conduisent à une perte de biodiversité avérée, qu’y perd on encore ?
Il y a tout d’abord dans des forêts naturelles une autre diversité que la biodiversité : celle concernant une très grande variété, ou créativité, morphologique au sein de chacune des espèces d’arbres. Celle-ci est due à une évolution des arbres beaucoup plus aléatoirement interactive dans leur appropriation d’espace, dans la permission que l’humain leur donne de perdurer par-delà les impacts des intempéries, et aussi et surtout dans le grand brassage du cycle vie/mort de la totalité du règne végétal. Cette diversité morphologique constitue pour le visiteur un fort dépaysement sensoriel comparativement aux champs d’arbres. Cette qualité de paysage est également beaucoup plus poétique, et plus vivifiante pour l’imaginaire.
Nous parlons beaucoup de biodiversité aujourd’hui et trop peu de diversité morphologique qui est l’un des autres aspects très flagrant de la naturalité forestière. Dans les forêts dîtes autochtones de montagne, anciennement ou peu entretenues, nous pouvons aussi avoir une variété morphologique étonnante dans des vieux arbres de cépée autrefois émondés, ou encore dans du bocage d’arbres plessés (1) qui ont évolué vers des formes de plus en plus contorsionnées.
Mais aujourd’hui, un fait m’inquiète considérablement, celui de voir une sylviculture industrielle terriblement invasive, où l’espérance de vie des arbres ne dépassera plus l’espérance de vie humaine. Nous pouvons dire adieu aux futaies Colbert où on laissait les chênes vieillir jusqu’à 250 /300 ans. Une infra-forêt succède à la forêt. La forêt française d’aujourd’hui ne régresse pas trop en surface mais connaît une régression extrêmement rapide dans son développement temporel.
Il y a un choc en retour sur l’humain de la disparition de la maturité des arbres dans les cycles de sylviculture. Une exploitation forestière où l’âge des arbres ne dépasse plus la durée moyenne d’une vie humaine apparaît beaucoup plus comme un environnement de conditionnement psychologique de l’homme sur l’homme ; tandis qu’une forêt où l’âge des arbres s’étend à plus de quatre générations de vies humaines devient une matrice d’éveil de la sensibilité à des dimensions du temps organique qui génère des paysages outrepassant le temps de passage humain. L’expérience d’immersion sylvestre n’a de sens que dans ces paysages.
5. Les forestiers défendent l’idée de la multifonctionnalité, où la forêt doit assurer des rôles de protection, de production mais aussi sociaux, puisqu’elle accueille du public. Que manque-t-il selon vous dans les orientations actuelles de cette dernière fonction, le rôle social de la forêt ?
Les trois fonctions écologiques, sociales et économiques m’apparaissent trop pensées de manière cloisonnée. Il manque de la graduation entre les trois, de l’interpénétration, toute une qualité paysagère qui atteste véritablement d’une maturation profonde dans la culture forestière. Bien malheureusement pour les forestiers qui aiment vraiment la forêt, la culture forestière reste aujourd’hui d’autant plus bridée que la fonction écologique et la fonction sociale de la forêt sont trop exclusivement sous tutelle du marché du bois, ce qui constitue un choix de société très contestable. Si nous étions véritablement dans une volonté de multifonctionnalité interpénétrée et équitable de la forêt, le modèle qui régnerait sans doute en maître serait la futaie jardinée avec des gradients de naturalité qui ne feraient plus sentir la frontière avec telle ou telle réserve naturelle intégrale présente ici ou là.
Pour ma part, je garde un malaise avec « la fonction sociale » car à chaque fois qu’il en est question, on exclue que la forêt détient aussi une fonction psychologique dans le développement de l’équilibre humain. Derrière la « fonction sociale », ne sont entrevues que les activités de loisirs. Dès lors, le citoyen est seulement perçu comme un consommateur, ce qui est très réducteur. Sa dimension de contemplateur n’est pas réellement reconnue, pas sérieusement prise en compte. C’est comme si nous en étions restés à la préhistoire de l’éveil sensible. Il manque un neurone visionnaire dans le cerveau des technocrates pour sentir dans quel sens pourraient bien se lever les aspirations profondes de notre société. Il m’apparaît évident, dans le devenir de maturation de notre société, suite aux premières prises de consciences écologiques de ces dernières décennies, qu’une sensibilité contemplative à la nature va de plus en plus s’accroître dans les décennies futures. Or nos descendants vont notoirement souffrir de la forêt fast wood que nous allons leur léguer, tant celle-ci va les prendre à revers de leur évolution de conscience.
6. Que voudriez vous pour éviter les déceptions ?
La gestion forestière est tenue par une élite bureaucratique abusivement enfermée dans l’abstraction des chiffres (avant tout ceux du marché), cela en décrochage avec le sens global de toutes les autres réalités conjuguées les unes aux autres. La gestion forestière ne peut pas être authentiquement multi-fonctionnelle quand elle est tenue par un esprit de manager d’entreprise et non un esprit de maire, par une main de chef de chantier et non une main de chef d’orchestre.
Faisons une première observation : on ne peut avoir une société humaine compatible avec les écosystèmes avec lesquels elle cohabite, si elle n’est pas profondément mue en son sein par un dynamisme interdisciplinaire. Une société interdisciplinaire est une société où tout est inter-relié. Un écosystème est un ensemble du Vivant ou tout est inter-relié. Entre les deux nous avons une continuité d’équivalence. Une société où l’interdisciplinarité est cloisonnée, cassée, bridée, car subordonnée à des dysfonctionnements de marché, et des orthodoxies sylvicoles exclusives, devient radicalement incompatible avec les écosystèmes et la biosphère qui l’entourent. Cette dégradation de l’interdisciplinarité met complètement en péril l’équitabilité des trois fonctions de la forêt.
Pour qu’il y ait interdisciplinarité, il faut qu’il y ait de la concertation, et pas seulement de la concertation pour simuler une ouverture démocratique, mais une authentique concertation. Pas une concertation qui n’a que pour seul espace celui du rapport de force, mais celui de la maturation en amont de décisions qui ne sont pas encore prises, avec la sensation réelle que cette maturation ne sera pas bafouée dans la phase des décisions. La garantie importe que l’ONF (2) ne se choisisse pas des interlocuteurs écologistes et associatifs qui soient subtilement achetés ou conditionnés, et nous voulons voir sa direction, tout comme des représentants de ministères, se concerter avec des écologistes et des citoyens dont nous avons la garantie qu’ils sont indépendants. Dans la suite de concertations issues du Grenelle de l’Environnement entre l’ONF et FNE (3), j’ai relevé la demande d’un membre de FNE : « nous demandons à l’ONF une charte éthique sur la manière d’entretenir la concertation ». Une telle demande n’est-elle pas précisément indicatrice d’échecs et de désillusions concernant la valeur réelle des concertations ?
La concertation interdisciplinaire quand elle n’est pas simulée atteste de la véritable vie démocratique. Nous voyons en interne à l’ONF que de nombreux forestiers sont en souffrance avec cette déficience. En externe des riverains de forêts, des représentants culturels, et des naturalistes ne le sont pas moins. Cela est d’autant plus grave que l’ONF est une entreprise qui détient au-delà de son pré-carré une véritable autorité institutionnelle influençant des journalistes qui ne connaissent rien aux dossiers, influençant d’autres institutions ainsi que les citoyens-promeneurs rapidement intimidables devant des paroles dites « d’experts »… Un tel excès de pouvoir sur l’institutionnel, abusivement livré au contrôle des logiques d’un établissement public devenu entreprise, conduit en déséquilibre toute la gestion de la multi-fonctionnalité des forêts.
Donc, j’en appelle en haut lieu, au niveau du gouvernement, à la prise en compte de cette faille, à la prise en compte de la crise profonde qui en découle. Je lui demande aussi vite que possible la restauration d’une concertation démocratique authentique et équitable. Je lui demande au nom du respect démocratique de reconnaître que tout citoyen comme tout professionnel fort mécontent de la gestion forestière actuelle, a aussi des contre-propositions créatives à énoncer, profitables à notre avenir écologique, humain, et économique. Ces citoyens et ces professionnels sont des « gêneurs » si on les porte en déni, des serviteurs si on les respecte, si on ne blesse pas leur conscience éthique, si on reconnaît honnêtement la justesse de leurs apports.
La gestion multifonctionnelle des forêts commence dans l’écoute de l’autre et dans la bienveillance de tous. Je crois qu’une concertation entre la direction de l’ONF et des indépendants en désaccord (professionnels et simples citoyens) ne peut être fructueuse, que si l’échange est vécu avec un troisième qui représente l’État dans ses parts d’engagements écologiques et sociaux. Le dialogue triangulaire est une nécessité pour réduire les risques de mise sous tutelle et d’échecs.
7. Des espaces de quête, des forêts naturelles où s’émerveiller, revenir à la source … il y a des années lumière entre ces termes et les préoccupations sociétales actuelles. Cela ne semble même pas réalisable chez nous ! On se sent bien impuissant pour transmettre à notre prochain la nécessité de l’existence de tels sites, où l’on peut expérimenter soi même ce type de « bonheur sauvage » ?
N’y a-t-il pas un couvercle de silence, jusque-là entretenu par les décideurs des médias, pour tout ce qui pointe le bout de son nez dans cette dimension d’éveil à la nature, dans cette dimension de nature si particulière et si propice à du nouveau dans l’éveil sensible ?
Pour les médias, on va faire du Brocéliande, ou l’on va faire du Fontainebleau, car ces mots sonnent comme des petites clochettes dans le somnambulisme collectif, mais ils ne vont pas plus loin que la surface, pas plus loin que là où se porte l’attention machinale et doucereusement évasive du public.
Les directeurs de publication ne font pas grand chose de plus que du boursicottage sur l’attention du public, et nous tournons en rond dans la cage à miroirs des poncifs. L’Office National des Forêts est le premier consulté, et le premier à reverser la même sauce soporifique. Tout le monde y va de sa kermesse. Les voix extérieures n’ont de cesse de recouvrir les voix intérieures, les reléguant au mutisme sur la ligne de touche.
Il faut des Sylvain Tesson édités sous bonne enseigne, pour être entendus, mais bien qu’ayant joués la carte mythique du lointain, on coupe la forêt juste derrière leurs témoignages expérientiels. Oui la fin des explorateurs est sifflée. Est venue celle des implorateurs.
Peut-être n’entendrons-nous pas ces derniers dans les temps immédiats, mais quelques temps après la pression humaine va gamberger plus lourdement encore dans sa promiscuité urbaine. Avec la crise avançant, la suffocation sociale dans son climat délétère va conduire de plus en plus de personnes à vouloir s’isoler dans du sauvage, dans de la nature non entachée de mal-être humain. La valorisation et la reconnaissance du sauvage va se faire à ce moment, mais je crains aussi qu’en cette période précise, il y ait un réveil très amer de la conscience du public sur l’état des forêts, tel qu’il fut dégradé juste avant que sa conscience ne s’ouvre pour énoncer la forêt qu’il aurait demandé !
8. Des réserves naturelles aux statuts de protection forts, sont elles indiquées pour héberger de tels espaces ?
Sans doute ne faut-il pas perdre de vue qu’un statut de protection fort est d’autant plus nécessaire que la nature n’est pas intégrée dans la dimension sensible de l’humain, pas intégrée dans les valeurs intimes de son existence.
Pour autant qu’une société vive dans une certaine maturation contemplative de la nature, qu’elle retrouve des desseins civilisateurs qui l’émancipent de la course aux profits, alors la pression des atavismes sur les milieux naturels serait sans doute moins forte et il y aurait moins besoin de recourir à des statuts de protection forts.
Il n’est pas moins important de redonner du sens à la vie humaine dans un amour du Vivant et de la Terre que de protéger la nature.
Si je dis oui à des statuts de protections forts dans des décennies de très grandes fragilité écologique, de confusion économique, et de très grande fragilité humaine, la question que j’ai cependant le plus envie de me poser est : dans quel sens créateur de sa vie, une société peut-elle pleinement se retrouver, de sorte qu’elle ménage spontanément, et autant que possible sa prédation et sa déprédation sur la nature, sans qu’une protection juridique ne soit vraiment nécessaire ?
9. De tels lieux de ressourcement sont ils souhaitables et possibles près des villes ?
Ce qui me semble beaucoup manquer à la gestion sylvicole, comme à la gestion conservatoire des milieux naturels, c’est l’esprit de graduation (à l’exception de modèles comme les « réserves de la biosphère »). Une réserve naturelle très enclavée dans du complexe urbain, si ce n’est industriel (comme la Petite Camargue ou l’Ile de Rorschollen en Alsace ) semble tellement en rupture avec l’environnem
ent artificialisé, qu’en tant que visiteur, nous ne nous sentons plus dans une nature authentique appartenant à l’ailleurs, mais dans un parc muséographique de nature relictuelle. C’est de la nature mise sur le même plan qu’un écomusée. Bien évidemment mieux vaut mille fois qu’elle existe plutôt qu’elle n’existe pas. Et comme le préconisait Robert Hainard, il apparaît important que quiconque sortant du travail puisse au besoin s’échapper dans un repli intime ensauvagé pour réouvrir ses sens, reprendre contact avec l’intériorité poétique de son être. Donc du sauvage dans les villes, ou aux abords, oui. Mais peut-être avec plus de no man’s land consentis que de réserves muséographiques.
Pendant que les associations urbaines se chargent de valoriser la nature interstitielle, je crains de voir disparaître la nature « bout du monde » dans les régions les moins peuplées de France. Le bout du monde s’oppose à l’enclave muséographique par le fait que le promeneur atteint le paroxysme de l’ensauvagement par graduation dans la progression de sa marche au sein du paysage. Il part d’un rural champêtre pour peu à peu s’enfoncer dans des gradients de plus en plus accentués de sauvage.
Ce n’est pas insignifiant de vivre cette graduation, car dans les changements gradués du paysage durant la marche, le promeneur a eu un peu le temps de changer d’être, de recalibrer sa sensibilité avec ce qui l’entoure, de se déconditionner petit à petit de toutes les préoccupations du quotidien. Dès lors, quand il atteint le cœur sauvage d’un site, la partie dite sanctuaire, il a eu le temps de devenir autre. Il ne débarque pas là comme un consommateur hébété, la tête éventée entre deux portes. Il a eu le temps de se préparer à recevoir, et il reçoit. Cette manière de penser la gestion de tout un site paysager en fonction de l’éveil sensible dans la progression d’une marche, nous pourrions l’appeler feng shui environnemental.
Malheureusement, aujourd’hui une forêt meurt dans sa dimension de bout du monde quand elle est ceinturée ou coupée par plusieurs quatre voies, quand des coupes rases sont faites juste aux abords d’une réserve biologique intégrale, quand des aménagements touristiques viennent déflorer par le prêt-à-consommer, par la signalétique, toute la magie de l’approche initiatique préalablement évoquée.
A observer nos actuels aménagements du territoire, nos gestions patrimoniales, nous sommes encore les grands analphabètes du feng shui environnemental.
10. Comment prôner une découverte des tréfonds de la nature sauvage sans la faire reculer ?
Comment retourner vers la nature sans la faire reculer ? Oui, c’est la question que je pose toujours à mes auditoires. Question embarrassante, paradoxale, qu’on ne peut fuir…
Je n’y réponds pas, car en tant qu’artiste, j’ai appris à créer avec des questions devant lesquelles je me sens quasiment impuissant à répondre. Si vous manquez d’inspiration, donnez vous de vous poser aussi les questions les plus insolubles que vous puissiez trouvez.
Les consommateurs et les opinionneurs n’aiment pas ce genre de question parce qu’ils sont obligés de rester éveillés sur la question au lieu de s’endormir sur la réponse.
Cette question, je vous la laisse pour qu’elle vous travaille intérieurement comme elle me travaille intérieurement. C’est une question accompagnatrice de chemin de vie. Puisse-telle vous aiguillonner dans la maturation comme elle m’aiguillonne et cela me fera encore plus plaisir de vous voir interpellé que de vous voir de mon avis. Là, je me dirais « super, vous êtes dans le processus ».
11. Après un recueil de photos et de poèmes, « La forêt primordiale », vous écrivez un livre intitulé «Nature primordiale, des forêts sauvages au secours des hommes ». Deux façons d’aborder le même sujet ?
Oui, absolument. La Forêt primordiale est avant tout un ouvrage photographique et poétique. Il délivre par le visuel les sensations que nous pouvons vivre dans les forêts naturelles européennes, mais pas sûr qu’un lecteur réalise pleinement, le changement d’être qui se vit au travers du changement de regard par la forêt.
Aussi le livre Nature primordiale, des forêts sauvages au secours de l’homme est un essai qui témoigne plus en profondeur par la pensée de toute l’expérience sensible que nous pouvons vivre dans ce genre de milieu.
Ces deux livres sont sortis aux éditions Apogée en 2008. En réalité, ils sont les deux enfants d’une édition antérieure de La Forêt primordiale aux éditions Instant Présent en 1996.
L’idée qui a régné derrière le livre La Forêt Primordiale est l’émotion que nous pourrions ressentir si nous débarquions sur le continent européen sans que l’être humain y soit présent. Les lieux présentés en photos, issus de différents pays de l’Europe de l’Ouest et de l’Est, sont anonymement mélangés pour que nous ne fragmentions pas la sensation d’immersion qui peut nous prendre au fil des images.
12. Avez vous un souvenir d’immersion pyrénéenne ? Parlez nous d’une expérience dont vous vous souvenez …
Ma première immersion pyrénéenne était dans la réserve naturelle du Néouvielle (je ne sais pas si le site était classé comme tel à l’époque). J’avais entre 12 et 15 ans dans la décennie 70. A l’époque, je n’avais pas beaucoup de goût pour la littérature. Je ne m’étais pas révélé comme un élève brillant dans les cours de français. Notre professeur eut toutefois l’idée de nous proposer de faire une rédaction en sujet libre (travail à faire chez soi et à rendre le surlendemain). Comme cela empruntait sur mon temps de rêverie, j’ai essayé de rendre l’affaire agréable. J’ai donc témoigné de souvenirs d’été vécus dans le massif du Néouvielle. Quand le professeur me rendit le travail, suspicieuse, elle me demanda si j’avais copié dans un livre. J’en fut très vexé.
Je ne suis jamais revenu depuis sur ce site, et je ne demande qu’à le faire.
Depuis j’ai redonné de la valeur à la littérature, à la poésie.
Outre que je demande de reconsidérer la nature en tant que biotope sensitif pour l’être humain, je ne fais pas moins remarquer que si nous détruisons la poétique des paysages, nous dégradons d’autant la poétique de notre langue ; le langage devenant de plus en plus mental et s’appauvrissant de plus en plus dans son vocabulaire sensitif et évocateur.
J’ai plus appris en maîtrise de français par les forêts sauvages qu’en lisant des livres .
J’ai fait aussi une école de photo, mais ce sont les forêts sauvages qui m’ont le plus appris à faire de la photo.
Je n’ai jamais pensé devenir professeur de français, mais si j’avais à le faire, j’apprendrais à mes élèves tout d’abord à donner de la valeur à leurs expériences sensibles, à leur laisser voir ô combien il est important d’avoir une maîtrise fine du vocabulaire pour témoigner avec justesse de ce que l’on perçoit dans la dimension sensible. C’est comme cela que j’ai appris à aimer une langue. Le reste est plus formel : c’est de la surface qui vient dans un second temps… Maintenant, ce n’est vraiment pas l’envie qui me manquerait d’enseigner du français sensitif, à des élèves de l’ingénierie sylvicole. Tant qu’on ne sait pas reconnaître une perception sensible, tant qu’on ne sait pas la formuler, alors on ne peut être capable de lui attribuer une valeur, de donner une valeur qualitative au monde du vivant, et de faire valoir cette valeur dans des processus de décisions. Il y a là une dimension du professionnalisme qui est encore trop déficiente chez des décideurs bureaucrates et je ne crois pas que l’on puisse penser, équitablement et pertinemment, une multi-fonctionnalité de la forêt avec par derrière un tel déséquilibre dans la conscience professionnelle.
Pour en savoir plus, le site de Bernard Boisson : www.natureprimordiale.org
Toutes les photos ont été prises dans les Pyrénées, un grand merci à Bernard Boisson.
(1) Les arbres plessés sont des arbres de bocage qui ont été taillés en forme de chandelier pour constituer des barrières végétales. La technique s’appelle le plessage.
(2) L’Office National des Forêts est l’établissement public français chargé de la gestion des forêts publiques.
(3) Grosse structure reconnue d’intérêt général, France Nature Environnement fédère 3000 associations de protection de la nature en France et porte leur voix au niveau national. Elle est partie prenante dans les grands débats environnementaux avec les institutions, avec pour politique interne le dialogue, la concertation progressive et la conciliation.
Ping : Bernard Boisson, pour une autre perception des ...
Les vieux arbres c’est comme les vieux sages : ils nous parlent. Nous avons tous besoin de nos refuges. Faudrait déjà trouver un équilibre entre « fast wood », bois cultivés et forêts sauvages. Pour tout ceux qui sont trop habitués à la vie urbaine, souvent artificielle et subjuguée la contrainte de la consommation, les forêts sauvages font peur. Le simple bonheur d’être là dans la profondeur de son être se disperse dans le train-train quotidien et les mille tâches à remplir dans l’engrenage de nos vies.Les enfants ne jouent plus dans les forêts comme c’était le cas il y a 40, 30 ans … il ne s’éloignent même plus que 2 kilomètres de leur maison parentale, étant toujours joignables par le cellulaire. Je crois qu’il faut recréer ce lien avec la nature. En Allemagne, cela existe, des jardins d’enfants en pleine nature, été comme hiver (selon un modèle danois) pour encourager la créativité et l’esprit de l’aventure au lieu de jouer avec Légo et d’autres jouets pré-fabriqués. Nous avons ici des thérapeutes et pédagogues pour enfants qui les initient à la nature. Ce recours à la nature très important pour lier l’esprit avec les sentiments, sinon nous allons tomber dans le piège d’une société sans émotions, sans vraiment toucher les choses, sans être touchés, sans rien com »prendre », il faut prendre les choses en main pour épanouir un maximum de créativité et de passion pour la vie, et trouver des lieux qui permettent la méditation et l’accès à notre intuition.
En tant qu’usager de la forèt, j’ai lu avec intéret cette interview jusqu’au bout. Ce sentiment primordial dont vous parlez, je le retrouve, en partie tout au moins, dans le plaisir de la chasse et des jours de chasse où je ne tire rien, où je parcours simplement la montagne et la forèt. J’y prend pleinement conscience de mon rôle, celui que je joue dans l’écosystème, et peut être qu’un jour je troquerai le fusil pour un appareil photo, mais le moment n’est pas encore venu. Vos photos et le fait que ce soit la foret qui vous ai appris la photo, m’en ont donné l’envie. C’est aussi la nature qui m’a appris la chasse. J’avoue que c’est toute une expérience de lire cette interview, merci.