Les hêtraies sapinières dominent l’étage montagnard pyrénéen. Les pentes de moyenne altitude, au climat frais et humide, leur conviennent parfaitement. Quelle est leur histoire? Quels étaient les enjeux d’hier et quels sont ceux d’aujourd’hui?
Approchons nous d’un peu plus près …
De la préhistoire à la révolution industrielle :
Lorsqu’a pris fin la dernière glaciation il y a environ 11000 ans, les versants pyrénéens qui sont aujourd’hui couverts de forêts étaient des steppes herbacées. Quelques espèces forestières avaient survécu au froid de manière relictuelle, près de la méditerranée ou au fond de gorges du Pays Basque, et ont pu alors se développer de nouveau, de manière locale.
Un bon exemple est la hêtraie de la Massane (voir l’interview dédiée), forêt relique préglaciaire.
En provenance majoritaire de l’Europe de l’Est, genévriers, bouleaux, puis hêtres et sapins pectinés ont peu à peu recolonisé massivement les Pyrénées.
Le sapin a stoppé sa progression vers l’ouest à la forêt d’Iraty (Haut Béarn) et sa répartition naturelle ne va pas plus loin.
Le châtaignier, quant à lui, n’a que mille ans d’existence dans les Pyrénées centrales, temps infiniment court au regard de la longévité naturelle de l’espèce ! (plus de 400 ans).
Le hêtre est hégémonique, c’est à dire qu’il règne en maître sur la forêt et domine toute autre espèce d’arbre voulant s’y installer. Sauf le sapin, qui pousse plus lentement, mais sûrement, et qui en vient à dépasser la cime des hêtres pour s’installer durablement dans la hêtraie.
Au dessus de 700 mètres d’altitude en versant nord, et de 1100 mètres en versant sud, la présence de hêtres sans sapins dans une forêt est le résultat d’une anthropisation passée, et ne comporte pas les caractéristiques biologiques de la forêt à caractère naturel. En dessous de ces altitudes, le sapin survit très bien en sous étage, mais dépérit généralement dès qu’il dépasse la cime des autres arbres présents, exception faite dans la forêt de Sainte Croix Volvestre (09) qui est une curiosité biologique.
Sur le haut des versants se trouvent des sapinières pures. Des forêts de pins à crochets existent à l’étage subalpin, plus rares, plus éparses.
Dès le néolithique, les hommes sculptent le paysage montagnard avec l’écobuage. Cette pratique est une opération de défrichage encore couramment utilisée, même si la méthode s’est modifiée au cours des siècles (1). Cela eut pour effet de remonter les lisières basses des forêts où les terres fertiles et riches en humus sont destinées aux cultures, et d’abaisser les seuils supérieurs pour créer des estives (pâturages d’altitude). En versant sud, les forêts ont disparu peu à peu, entraînant la disparition des écotypes et génotypes adaptés aux soulanes (hêtre en tête).
Entre l’époque romaine et le Moyen Age, la pression humaine n’augmente pas spécifiquement.
C’est entre le 16ème et le 19ème siècle que l’exploitation est la plus intensive, avec un manque de conscience des capacités limitées de la nature, qui conduit dans certaines vallées à des défrichements massifs. Marine royale, forges, charbonnage, « forêt paysanne» conduite en taillis pour le bois de chauffage, épuisent ici et là les ressources forestières. Les forêts peu accessibles restent toutefois peu touchées.
Du 19ème siècle à nos jours :
Au 19ème siècle, la diminution des charbonnages est salutaire à la régénération naturelle de la hêtraie sapinière.
Toutefois, une pression nouvelle s’y exerce, avec l’apparition du tricâble forestier vers 1870.
Fonctionnant sur le principe des téléphériques de stations de ski, deux câbles parallèles permettent de descendre par gravité des troncs venant de forêts peu accessibles. Les câbles font souvent plusieurs kilomètres, le record étant détenu par un câble de 18 kms en vallée d’Ossau ! (2)
Cette technique onéreuse nécessite une rentabilisation par de fortes coupes. Des forêts anciennes entières sont ainsi déstructurées, jusqu’au déclin de la méthode dans les années 50. Qui, en forêt « perdue », n’est pas tombé sur de vieilles souches énormes ? Comment a t’on pu sortir les arbres ? Par tricâble.
La donne change depuis les années 60 :
Depuis quelques décennies, la diminution des pratiques agro-pastorales, la déprise agricole et le morcellement des parcelles favorisent le vieillissement naturel de la forêt (soumis toutefois à de nombreuses pressions et aux aléas du cours du marché des bois sur pied), ainsi qu’un retour naturel du sapin dans les hêtraies. Là où l’homme n’entretient pas, la remontée des seuils forestiers s’observe au niveau des estives. Ces mêmes seuils qui avaient été fortement abaissés dès le néolithique, époque des premiers écobuages !
Par exemple, sur le Mont Vallier en Ariège, les chiffres de limite naturelle supérieure de la forêt sont actuellement revus à la hausse par les forestiers et les naturalistes.
D’autre part, le sapin revient en force dans la hêtraie de moyenne montagne, grâce à l’abandon d’une pratique peu connue qui modifiait ces forêts pour en faire des hêtraies pures. En effet, jusque dans les années 40, les enfants avaient pour mission d’arracher les petits sapins qui poussaient dans les hêtraies : ceux ci, contrairement aux hêtres, ne font pas de rejets et étaient donc moins intéressants pour faire du bois de chauffage.
Depuis 1960, l’accès aux forêts de production se fait par piste, les chiffres se passant de commentaires : 0 kms de piste en 1950, 3300 aujourd’hui (3). La forte demande en bois d’oeuvre (sapin) mais aussi de l’industrie papetière (Fibre Excellence à Saint Gaudens) ont contribué à l’expansion de ce nouveau réseau routier.
Dans les années 70 à 90, une multitude de pistes et routes forestières ont pénétré de nombreux massifs sauvages.
Certaines pistes continuent à voir le jour sur des versants encore non exploités. Par exemple dans le 65, dans la vallée du Bergons (voir photo ci dessus) ou en vallée de l’Ouzoum, en versant sud du Soum de Montdragon, forêt sauvage s’il en est.
Avec des problématiques importantes pour le milieu : Déstructuration de l’habitat par pénétration de la lumière (les pistes forestières sillonnent souvent les massifs en lacets, et repassent au même niveau dans la pente chaque 100 à 150 mètres), fragmentation favorisant des espèces opportunistes, facilité de pénétration humaine (chasse, braconnage, randonnée, loisirs motorisés, ski…), artificialisation (forêts de production pure en futaie régulière, coupes rases).
21ème siècle : de nouveaux enjeux
La lutte contre la recolonisation forestière dûe à la déprise agricole, notamment aux abords des villages ou des estives, s’organise ça et là en partenariat entre municipalités (donnant droit d’affouage), PNR, ONF ou groupements pastoraux. Même si des boisements spontanés de hêtres et de sapins doivent sûrement être contenus, ce sont surtout des peuplements pionniers de bouleaux, de noisetiers et de pins sylvestres (à l’Est de la chaîne) qui font l’objet de coupes dans ce cadre.
Les forêts d’altitude, quant à elles, sont très majoritairement publiques.
La politique de l’ONF est donc décisive pour l’avenir des hêtraies sapinières pyrénéennes. Le traitement irrégulier, avec d’importantes surfaces mises en repos (hors production) est de mise dans la grande majorité des forêts publiques.
Toutefois, les coupes de régénération successives sont de plus en plus utilisées, et régularisent le peuplement en coupant tous les gros bois.
Parmi les dérives existantes, le SNUPFEN dénonce que le financement de l’Office dépend aujourd’hui des recettes de vente de bois. Les prix du bois particulièrement bas conduisent à une diminution du nombre d’interventions et à des taux de prélèvements forts, qui déséquilibrent le fonctionnement écologique des forêts (4).
Parmi les pressions diverses actuelles et qui s’intensifient, l’exportation de bois vers la Chine (bois bruts envoyés par bâteau, qui revenant en meubles et parquets flottants) met une pression énorme sur toute la forêt française.
Et puis il y a les usines de cogénération biomasse et de fabrication de plaquettes ou de granulés bois, qui exerce une pression nouvelle sur la ressource. L’exemple récent de Fibre Excellence a de quoi choquer (voir l’article sur Midi Libre) :
Le groupe Fibre excellence se voit contraint de recourir à l’importation, avec l’affrètement d’un navire de plaquettes de bois venu du Venezuela. Dans un communiqué, le groupe souligne : « Afin de faire face au contexte actuel de la filière bois française, qui se traduit par la mise en marché insuffisante de bois sur pied en forêts privées et publiques, par une concurrence accrue sur la même ressource avec le démarrage de nouveaux acteurs, notamment de l’énergie, par l’exportation de grumes de sciage, le groupe Fibre excellence se trouve dans l’obligation de rechercher des sources d’approvisionnement complémentaires à l’import pour permettre un fonctionnement à pleine charge de ses unités de production de pâte de cellulose de Tarascon et Saint-Gaudens (Haute-Garonne). »
Quant au granulé bois, il a tout pour séduire : Dit écologique (affirmation remise en cause plus bas), économique, combustion neutre en CO2, très facile d’utilisation puisqu’on ne touche pas le bois, l’allumage dans l’insert est automatique !
Ici, force est de constater que le consommateur est trompé. Car si cette énergie se généralisait, elle serait faussement durable : Contrairement à ce qui est annoncé par certains vendeurs de granulés, ceux ci ne proviennent pas exclusivement de déchets de scierie, loin s’en faut. D’une part, leur fabrication provoque une pression supplémentaire sur la ressource forestière.
D’autre part, les troncs et branches sont destinés à du bois de triturarion, pour lesquels une gestion éthique de la forêt importe peu.
Les entreprises avançant des chiffres de centaines de milliers de tonnes de granulés bois produits chaque année ne devraient pas pouvoir prétendre produire une énergie verte renouvelable : N’est renouvelable que ce qui a le temps de se renouveler.
Voir l’enquète : http://vieillesforets.com/juillet-2014-projets-de-centrales-a-granules/
Quant à la récolte répétée des rémanents en forêt (limitée souvent à un diamètre de 7 cms), elle appauvrit les sols et provoque une exportation minérale réelle. Les rémanents ont par nature une teneur en minéraux très élevée. Elle peut entraîner, sur certains types de sols, la baisse de la fertilité forestière et nécessiter alors des apports externes pour la reconstituer (5).
Des circuits de production et de distribution locaux, comme le propose le PNR des Pyrénées Ariégeoises, permettraient de mieux résister aux attaques frontales des grandes multinationales dont les ambitions sont très préoccupantes.
L‘exploitation par câble existe encore, et est étudiée au cas par cas avec précision car son coût est important.
Dans le Haut Béarn, elle s’accompagne aujourd’hui de mécanismes de subventions qui en ravivent la pratique, et permettent d’accéder à des pans de forêts matures dans des zones reculées. Ceci, la République des Pyrénées ne l’évoque pas dans ce présent article.
Enfin, nous ne voyons pas comment le présenter autrement, l’Etat, avec le souci de redynamiser la filière bois, fait le jeu des lobbys de la forêt de plantation et du granulé bois, accompagne l’industrialisation de la production, le souhait d’adapter la forêt aux attentes des marchés, d’augmenter les taux de prélèvement, de mobiliser plus de bois en montagne, tant dans les plans nationaux que leurs déclinaisons régionales (pour le PNFB, voir notre enquète).
Le milieu naturel n’est que très peu pris en considération dans ce type de commission définissant pourtant les orientations forestières de la décennie à venir, et les lignes de subvention allant avec. Une réelle prise de conscience serait pourtant nécessaire pour trouver un équilibre entre l’approche « ressource » et « milieu naturel ».
Les vieilles hêtraies sapinières
En ce début de XXI ème siècle, les forêts anciennes, où l’influence humaine est négligeable, ne représenteraient en France qu’un peu plus de 30 000 ha, soit 0,2% de la surface forestière totale (Barthod, 1997).
Dans les Pyrénées, entre 8 et 9000 hectares seraient concernées par de telles forêts, avec une gestion et des prélèvements dans le passé et le présent, très faibles à nuls.
Ces forêts présentent des caractéristiques fonctionnelles et de diversité biologique proches d’états naturels, qui se traduisent en particulier par le retour de processus sylvigénétiques originaux, rares en forêt exploitée, à l’origine d’une mosaïque instable et complexe de stades forestiers variés (Schnitzler-Lenoble, 2002 ; Angers et al., 2005).
Ces conditions permettent d’assurer l’existence de très nombreuses espèces animales et végétales, quelles que soient leurs exigences écologiques (Schnitzler-Lenoble, 2002), et les forêts anciennes présentent donc, parmi tous les milieux naturels, la diversité biologique la plus importante (Falinski, 1986 ; Koop, 1989 ; Carbiener, 1995 ; Peterken, 1996 ; Kempf, 1997).
Comment ne pas comprendre alors le besoin impératif d’identifier et de se munir d’outils « garde fou » envers les forêts âgées pyrénéennes, au regard des pressions de demain??
A l’heure où est écrit cet article, aucune approche nationale de ces problématiques n’existe, aucun statut de protection règlementaire ne protège les forêts anciennes et matures, que ce soit au niveau pyrénéen ou français.
Philippe Falbet
(1) : L’écobuage consistait autrefois à l’arrachage de végétation répartie en tas, brûlée, puis les éléments nutritifs de la cendre étaient répartis à nouveau sur les sols. Aujourd’hui, la technique utilisée est un simple brûlage pastoral facilitant l’apparition de la jeune pousse de l’herbe. Peu contrôlables, ces feux incendient parfois des forêts voisines.
(2) Source : Michel Bartoli
(3) : 1800 kms de route et 1500 kms de piste concernant les forêts publiques de la Haute Garonne, de l’Ariège et des Hautes Pyrénées.
(4) : Voir l’interview http://vieillesforets.com/livio-tilatti-amenagiste-dans-le-couserans/
(5) : Source : « La récolte raisonnée des rémanents en forêt » guide pratique de l’ADEME