Dans la partie orientale de la chaîne pyrénéenne, au pied du Canigou, de nombreuses Réserves Naturelles Nationales (RNN) témoignent d’extraordinaires richesses naturelles. Leur histoire, passée et actuelle, est fort intéressante.
Cette interview a pour but de donner un aperçu de la complexité et des enjeux de protection existants à l’intérieur d’espaces dits protégés à travers l’exemple des réserves de Py et Mantet, qui hébergent de vastes forêts d’altitude.
Ici comme ailleurs, la nature est fragile, et les équilibres des écosystèmes, dont ceux laissés en dynamique naturelle, sont directement liés à la sensibilité et aux intentions des acteurs des territoires.
Interview en 2013 de Claude Guisset, conservateur des RNN de Py et de Mantet de 1991 à 2022, (aujourd’hui à la retraite) assisté de Raul Pimenta, technicien forêt du Massif du Canigou.
1. Les réserves naturelles de Py et de Mantet occupent une zone montagnarde, et sont principalement forestières. Pouvez vous nous en dire plus sur l’histoire de ces forêts ?
Claude : La superficie des forêts a beaucoup varié avec le temps. Elles ont été exploitées pour le charbon de bois au Moyen Age, sauf les talwegs inaccessibles où pouvaient subsister de gros bois. Il y avait aussi une forte présence des activités agro-pastorales jusqu’au 19ème siècle. La forêt était clairsemée voire inexistante dans certains coins repeuplés aujourd’hui.
La déprise agricole s’est opérée petit à petit et a laissé sur le territoire de Py un panel d’écosystèmes très intéressants d’un point de vue pédagogique : On observe près des villages des stades pionniers, avec des bouleaux par exemple, puis plus loin des forêts classiques, enfin des forêts matures dans des secteurs où il n’y a pas de sentiers, comme dans le massif reculé de la Secallosa qui compte presque 1000 hectares, un espace magnifique et encore sauvage, inexploité depuis sûrement plus de 100 ans. Un inventaire sur des lichens bio indicateurs à la Secallosa, ainsi que l’étude des cartes de Cassini et d’Etat major, ont démontré qu’il y avait là une continuité forestière dans le temps. Nous n’avons toutefois pas ici de très vieux arbres, les plus anciens remontent à 180 ans.
Raul : Nous avons de forts volumes de bois mort de l’ordre de 68m3/ha à La Secallosa, et 39m3/ha en moyenne à Py. Cela permet une grande diversité d’espèces liées aux stades sénescents, des sols de qualité et riches en matière organique, qui sont aussi des puits de carbone.
2. Y a t’il une grande diversité forestière ?
Claude : A Mantet, les forêts de pins à crochets et les sapinières sont assez clairsemées, du fait de l’altitude de la réserve. Elle a subi de nombreuses coupes rases dans les années 50.
A Py, il y a une forte diversité, des pins à crochets en altitude, des hêtraies, des hêtraies sapinières, des tilleuls en ravins, des frênes, des espèces pionnières, des chênes sessiles, des galeries d’aulnes, etc.
3. C’est donc cette diversité des milieux naturels qui a déclenché la mise en réserve naturelle ?
Claude : Oui, et c’est aussi la prise de conscience des communes qui ont adhéré aux idées de l’association Charles Flahault. L’association naturaliste départementale est à l’origine de la création des RN de montagne. Elle souhaitait préserver les milieux et a longtemps eu pour président Georges Bassouls, qui était aussi directeur du Museum d’Histoire Naturelle de Perpignan. Il a persévéré à convaincre les communes de l’intérêt patrimonial de ces énormes territoires qu’elles géraient. La proposition de Parc National, à l’image de ce qui existait dans les Pyrénées Occidentales, faisait des sceptiques, car les communes ne voulaient pas de gestion centralisée.
C’est la loi de 1976 avec une nouvelle définition des Réserves Naturelles, qui permettait aux communes de prendre en charge la gestion, qui a convaincu. Tout cela s’est passé dans un contexte très particulier, car la plupart des terrains avaient été mis en vente dans les années 70 et ont alors été acquis par des sociétés belges, qui avaient besoin de réinvestir leurs fonds africains après les guerres d’indépendance. Ils voulaient faire une des plus grosses stations de ski d’Europe, avec un énorme complexe immobilier. A une époque où les communes de montagne ne juraient que par le ski pour se développer, ça a déchaîné les passions !
Mais les sociétés belges ont eu des difficultés et lorsqu’en 1977, l’étude naturaliste réalisée par l’association Charles Flahault est sortie, elle a été soumise au CNPN (1). Puis à l’issue d’une enquète publique, chaque commune, au vu des enjeux présents, a décidé de s’orienter vers le statut de réserve naturelle. Il reste de cette époque mouvementée la « piste des belges » qui visait à atteindre le haut de la vallée de la Rotja pour construire les futurs aménagements.
4. Chaque commune, c’est à dire ?
Claude : Ici, plusieurs réserves se touchent, celle de Py, celle de Mantet et celle de Prats de Mollo. Plus récemment, la RNR (2) de Nyer s’est ajoutée.
5. Et ensuite, c’est la Société Civile Forestière de l’Ecureuil, donc la Caisse d’Epargne, qui s’est portée acquéreur des terrains, c’est bien ça ?
Claude : C’était pour elle un placement foncier intéressant, et elle souhaitait exploiter la forêt de manière raisonnée. C’était compatible avec le statut de Réserve Naturelle, sans aménagements lourds. Un plan simple de gestion de la forêt a alors été rédigé, visant une exploitation rationnelle.
Nous ne voyions pas d’inconvénient à l’exploitation forestière là où il existait une desserte, mais des divergences sont vite apparues, car le plan de gestion n’entrait pas dans les détails, et ne mentionnait pas les accès. Pendant des années, la Caisse d’Epargne considérait qu’à partir du moment où il y avait un plan simple de gestion forestière et que le décret de création disait que l’exploitation forestière pouvait continuer à s’exercer, elle pouvait faire ce qu’elle voulait. Remplacer les pinèdes à crochets par des mélèzes, par exemple. Il a fallu se bagarrer pour que les projets d’ouverture de pistes soient soumis au Comité Consultatif, voire au CNPN.
Et puis il n’y avait pas assez de prise en considération du Grand Tétras. On a observé des coupes au début du mois de juillet en zones de reproduction, et une fois les exploitants sont carrément arrivés sur une place de chant ! Ces batailles ont duré 15 à 20 ans.
6. C’est alors que le WWF est arrivé ?
Claude : Oui, il avait été signé au niveau national un partenariat entre le WWF et la Caisse d’Epargne. La personne chargée des forêts méditerranéennes, Daniel Vallauri, a tout de suite suggéré de décliner l’accord national au niveau local. Il a proposé une évaluation écologique et économique de la forêt de Py, pour connaître les enjeux, quel type de gestion on pouvait préconiser pour sortir de ces conflits. C’était en 2006-2007.
7. Et c’est ici qu’intervient l’aménagementoscope ?
Raul : L’idée de l’aménagementoscope était d’étudier une évaluation des conséquences économiques et écologiques selon différents scénarios, pour aider le propriétaire à prendre des orientations de gestion.
Le premier scénario était une évaluation du plan simple de gestion forestier tel qu’il était conçu. Le 2ème scénario présentait, dans l’hypothèse où le 1er ne serait pas viable, une gestion forestière avec des méthodes durables. Le 3ème scénario, quant à lui, proposait l’arrêt de l’exploitation forestière, et de faire valoir les autres valeurs de la forêt, par le biais de la chasse, du tourisme, etc.
Le 1er scénario s’est révélé économiquement non viable. L’exploitation supposait l’emploi d’engins particuliers car les zones étaient très pentues, l’usage du simple tracteur n’était pas possible comme prévu au départ. La forêt n’avait pas été conduite pour l’exploitation et comportait beaucoup de fûts tordus. Donc à l’échelle d’une cinquantaine d’années, même avec l’emploi de moyens financiers importants, le déficit était annoncé.
Et la Caisse d’Epargne choisit en 2008 le troisième scénario : l’arrêt de l’exploitation forestière.
8. Ce qui a été perçu par vous comme une bonne nouvelle, non ?
Claude : Le gérant de l’époque avait été très sensible aux valeurs mises en avant, le capital nature, une autre manière de valoriser l’existant. En matière de communication, d’image, la Caisse d’Epargne était le premier propriétaire forestier à décider de laisser une forêt en libre évolution, parce qu’elle a aussi une valeur en soi. Une communication a alors été amorcée mais ledit responsable de la société a été appelé à des fonctions nationales et malheureusement au niveau de la Caisse Régionale, il n’y a pas eu de suivi.
Le plan simple de gestion de la Caisse d’Epargne va jusqu’en 2014, et il était prévu d’intégrer la non exploitation à celui qui va voir le jour bientôt. C’est là que nous devons être présents, pour les accompagner dans leurs engagements, qu’ils soient écrits, et qu’ils y trouvent leur intérêt.
Dans le cadre des accords avec la Caisse d’Epargne, il est prévu également qu’on modifie le décret de la RN pour y inscrire la mise en évolution naturelle de la forêt de la Secallosa, haut lieu de naturalité de la réserve, nous attendons cela dans un futur proche.
Raul : Les réunions de Daniel Vallauri où ont été expliquées les autres valeurs de la forêt, l’expérimentation de l’aménagementoscope …. on espère aujourd’hui que ces aspects seront bien repris dans le prochain plan de gestion. A l’époque du partenariat entre le WWF et la Caisse d’Epargne, il avait été proposé différents projets au sein de l’entreprise pour améliorer son empreinte écologique, et notamment le stockage de carbone que pouvait représenter la forêt si elle n’était pas exploitée. Le vieillissement de la forêt va justement dans ce sens.
9. Qu’en est il de la présence du grand tétras, existe t’il des gênes dues à la fréquentation touristique ?
Claude : Ici, la fréquentation est très basse et pas du tout comparable à ce que l’on peut connaître ailleurs dans le département. Du fait d’une grande superficie, la fréquentation reste sur les grands axes comme le GR 10, qui longe la RNN de Py et traverse celle de Mantet, mais reste éloigné des noyaux forestiers anciens.
L’hiver, le sport de raquette peut effectivement être un problème en zone d’hivernage. Pour éviter la divagation hors piste des randonneurs, nous avons mis en place le balisage d’itinéraires, et l’aller retour se fait par les mêmes sentiers. On s’est rendu compte qu’un itinéraire fixe avait sa raison d’être, car même sans baliser aucun parcours, la zone est fréquentée.
10. Y a t’il des indices de loups sur la réserve ?
Raul : Oui, nous avons des données dans la réserve de Py et dans celle de Mantet, un loup a été revu régulièrement (sans savoir si c’est le même ou pas!). Il n’y a aucune attaque de brebis à déplorer à ce jour, car il y a assez de faune sauvage et de grands espaces. Ici, il n’y a pas de polémique là dessus, et pas de problème pour les activités pastorales. Il y a eu 2 attaques ces dernières années, qui venaient de chiens divagants. L’attaque est facilement identifiable, par la taille de la morsure, la profondeur des blessures, la quantité de viande consommée.
11. Pourriez vous nous parler de votre centre d’écologie montagnarde, les Isards ?
Claude : Il permet d’accueillir des scolaires et de les sensibiliser. C’est une grande réussite, les écoles viennent de tout le département, y compris des classes de collèges dans le cadre du dispositif Collège 21 mis en place par le Conseil Général. C’est l’association « Accueil et Découverte en Conflent » qui gère le centre des Isards et salarie 3 personnes, la RN est en partenariat avec eux.
Nous avons ici, grâce au partenariat avec le WWF et la Caisse d’Epargne, l’outil pédagogique « Hector, l’arbre mort », qui permet une approche pédagogique de l’écosystème des bois morts, des dynamiques naturelles, de l’intérêt de maintenir des arbres morts en forêt. Nous avons participé à la création d’un « Hector » en catalan, qui est utilisé par la Diputacio de Girona en Catalogne sud !
12. La naturalité dans la réserve est elle pour vous une valeur importante ?
Claude et Raul : Essentielle ! Sur toute la réserve et particulièrement sur la forêt de la Secallosa, qui est une forêt sauvage d’une grande superficie, qui évolue depuis longtemps sans intervention humaine, ou si peu !
13. Mais l’activité des hommes est elle prise en compte dans le concept de naturalité ? On pourrait avoir tendance à croire que la naturalité n’inclut pas l’homme dans la nature alors que sa trace ancienne est souvent présente dans les sols des vieilles forêts, et donc qu’il influence encore aujourd’hui les espèces qui y existent ?
Claude et Raul : Justement, les activités humaines peuvent être prises en compte puisque la naturalité est un gradient, elle n’est pas figée, c’est un indice.
Raul : Cela remet en question le rôle de l’homme dans son environnement. Dans une forêt tendant vers une certaine naturalité, l’homme a conscience qu’il a un autre rôle à tenir.
Pour en savoir plus : http://www.reserves-naturelles.org/languedoc-roussillon
(1) : Conseil National de Protection de la Nature
(2) : Réserve Naturelle Régionale
Bonjour,
je découvre cet interview. Plein de choses importantes sur l’histoire de Py manquent : la sapinière a été rasée durant la guerre de 14. Quelques arbres ont échappé, les autres sont partis dans les tranchées au bout d’un énorme tricâble. Histoire plus détaillée sur demande, un article ayant été écrit sur l’entreprise ayant réalisé cette exploitation.
Je suis l’auteur du premier plan de gestion ! Il ne faut pas en déformer ni l’histoire ni les principes, ce qui est le cas là. Histoire : j’avais d’abord proposé l’arrêt de l’exploitation par une RBI centrale (la sapinière alors non desservie donc en en refusant la desserte). Refus. Puis une zone de coupes à câble, pas de tracteur sauf erreur ! Une entreprise autrichienne était même venue visiter la pineraie de pins à crochets. Offre très chère. Pour moi, coupes pour anticiper l’inévitable attaque de l’armillaire, qui devrait arriver un jour ou l’autre. Pour des raisons inconnues de moi, la DDA a alors proposé une route aussi inutile que super chère, questions d’honoraires de maîtrise d’oeuvre sans doute. Le propriétaire avait accepté ce PSG mais ne l’a pas suivi. Aucune des institutions chargées de son respect n’a bronché. Le WWF est donc tombé à une époque plus favorable à une gestion en fait rationnelle, c’est tout. De « mon temps », connu d’ailleurs de Claude Guisset, le tétras était encore chassé sur Py. Il ne l’est plus ?
Bonjour Michel, merci pour ces commentaires que je transmet à Claude Guisset afin qu’il puisse y apporter réponse ! Sachant d’une part, que l’interview n’entre peut être pas dans des détails qui peuvent être complexes pour le lecteur, mais d’autre part, que le message qui y est délivré doit être clair !